Actualité

Discours de Winnie Byanyima, Directrice exécutive de l’ONUSIDA à Orkney, dans la province sud-africaine du Nord-Ouest

01 décembre 2019

Je suis honorée et très heureuse d’être ici parmi vous à Orkney, dans la province sud-africaine du Nord-Ouest, pour passer ma première Journée mondiale de lutte contre le sida depuis ma nomination au poste de Directrice exécutive de l’ONUSIDA.

Merci beaucoup pour l’accueil chaleureux que m’a manifesté votre communauté.

Lors de la Journée mondiale de lutte contre le sida, mais aussi toute l’année, nous nous souvenons des millions de vies perdues des suites du VIH au cours des 40 dernières années, dont plus de 3,5 millions rien qu’en Afrique du Sud. Des vies arrachées par le désespoir, la stigmatisation et l’exclusion.

Nous pensons aussi aux difficultés et à la résilience de toutes les personnes en vie aujourd’hui grâce aux progrès extraordinaires que le monde a réalisés contre l’épidémie.

Je commencerai par rendre hommage à votre mouvement de libération qui a pris ses racines dans les townships de toute l’Afrique du Sud. Votre lutte a inspiré et motivé le monde entier pour agir afin de mettre un terme au système pervers de l’apartheid. Amandla !

Le monde a le regard rivé sur l’Afrique du Sud

Le monde a une nouvelle fois le regard rivé sur l’Afrique du Sud.

Après avoir commencé sur le tard, vos efforts contre le sida enregistrent aujourd’hui des résultats remarquables ! Plus de 5 millions de Sud-Africains vivant avec le VIH suivent maintenant une thérapie antirétrovirale. Cela représente 20 % des personnes ayant accès à un traitement dans le monde.

Entre 2010 et 2018, le nombre de décès liés au sida a reculé de 53 %.

Plus de 95 % des femmes séropositives enceintes suivent un traitement.

L’incidence du VIH a quant à elle baissé de 44 % entre 2012 et 2017. C’est incroyable !

Mais même ici en Afrique du Sud, malgré tous ces progrès, nous ne pouvons pas relâcher nos efforts, car nous avons encore beaucoup de chemin à faire. En effet, près de 2,5 millions de personnes vivant avec le VIH ne suivent toujours pas de traitement. Nous avons encore du travail. Chaque semaine, plus de 1 400 adolescentes et jeunes femmes sont contaminées. Nous ne pouvons tolérer cela.

Ainsi, aujourd’hui, pour la Journée mondiale de lutte contre le sida, ici en Afrique du Sud et dans le monde entier, engageons-nous pour surmonter les défis et les barrières qui se dressent toujours sur notre chemin.

Les gouvernements se sont engagés à mettre fin au sida d’ici 2030. Nous devons tenir cette promesse. Toutefois, nos efforts actuels ne suffiront pas.

Je vais maintenant présenter cinq aspects essentiels pour éradiquer le sida. Ils nécessitent d’accélérer et de concentrer notre action.

Les femmes et les filles payent le plus lourd tribut

Premièrement, nous n’arriverons pas éradiquer le sida sans faire de progrès considérables dans le domaine des droits des femmes et des filles, ainsi que de l’égalité des sexes en Afrique.

Il est inacceptable que, dans le monde entier, le VIH reste la première cause de mortalité pour les femmes âgées de 15 à 49 ans.

Des millions de femmes et de filles pauvres ne sont pas autorisées à prendre des décisions sur leur santé et leur corps.

Dans le monde, quinze millions d’adolescentes (âgées de 15 à 19 ans) ont été victimes de rapports sexuels non consentis au cours de leur vie.

Trois milliards de femmes et de filles vivent dans des pays où le viol conjugal n’est pas un crime.

Ça suffit.

Toutes les femmes et les filles doivent avoir le droit de choisir si elles veulent des rapports sexuels et avec qui, ainsi que leur méthode de protection.

Nous avons besoin que toutes les jeunes femmes et les filles soient autonomes, mises sur un pied d’égalité avec les hommes et les garçons, et puissent être les actrices de leur vie.

Alors que nous savons que la scolarité des filles réduit leur risque d’infection au VIH, nous devons les autonomiser sans exception afin qu’elles restent à l’école.

Nous devons fédérer le potentiel de différents mouvements : celui de la lutte contre le VIH, ainsi que des mouvements de jeunes et de femmes, et ce, afin de promouvoir l’égalité des sexes et mettre fin aux violences basées sur le genre. Ainsi, nous parviendrons à battre le sida.

Deuxièmement, nous devons protéger les droits de l’homme de tous, mettre fin à la marginalisation et à la terrible injustice qu’est la mortalité liée au sida.

Même si nous pouvons nous réjouir que 24,5 millions de personnes dans le monde suivent aujourd’hui un traitement efficace, ce n’est toutefois pas encore suffisant au vu des 770 000 décès liés à une maladie opportuniste en 2018.

Il serait déplacé d’accepter qu’en 2019, des personnes vivant avec le VIH continuent de mourir du sida.

Il ne s’agit pas d’un problème scientifique. Il s’agit plutôt d’une question touchant aux inégalités, à l’impuissance et à l’exclusion. Et ça, nous pouvons le changer.

Le système fonctionne enfin pour des millions de personnes vivant avec le VIH, mais il continue de faire défaut aux populations marginalisées : les gays et autres hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, les travailleur(se)s du sexe, les personnes transgenres, consommatrices de drogue ou incarcérées, les travailleur(se)s étranger(ère)s et les migrant(e)s.

En 2018, plus de la moitié des nouvelles infections au VIH dans le monde ont touché les populations clés et leurs partenaires.

Les injustices sociales et les violations des droits de l’homme favorisent l’épidémie du VIH. Nous devons les combattre, sinon nous perdrons la bataille de la prévention du VIH.

Chacun a le droit d’avoir accès à la santé et aux informations, ainsi que d’être traité avec respect et dignité.

En cette Journée mondiale de lutte contre le sida, j’appelle tous les pays à abroger les lois qui discriminent et criminalisent des groupes de personnes et les empêchent d’accéder à des services vitaux.

Troisièmement, nous devons utiliser les avancées scientifiques et technologiques pour sauver des vies. Le monde a déjà dépensé des milliards de dollars pour mettre au point les tests les plus rapides de l’histoire, le meilleur traitement possible ainsi que de nouveaux outils de prévention comme la prophylaxie pré-exposition (PPrE) et d’autres méthodes contrôlées par la femme.

À présent, il s’agit de les mettre en place dans chaque communauté et dans chaque pays.

Ici, en Afrique du Sud, vous avez fait des progrès impressionnants en vue d’atteindre l’objectif 90–90–90 :

· 90 % des Sud-Africains vivant avec le VIH connaissent leur statut.

· 68 % d’entre eux suivent un traitement contre le VIH.

· Et 88 % de ces derniers ont une charge virale indétectable. Et nous savons qu’indétectable = intransmissible (I = I).

Je souhaite également souligner les progrès de certains districts, ici, en Afrique du Sud, qui ont atteint l’objectif 90–90–90 avant la date butoir.

Mais où en serait aujourd’hui le premier 90 sans l’utilisation des tests rapides ?

Où en serait votre deuxième 90 s’il fallait toujours attendre des mois ou des années pour obtenir un traitement ?

Et combien de personnes auraient vu leur charge virale supprimée s’il fallait encore suivre un régime thérapeutique composé de 3, 6, voire 12 comprimés par jour au lieu d’un comprimé combiné à dose fixe ?

Dans des cliniques et des pays à travers le monde, ces moyens d’un autre temps nous empêchent d’atteindre l’objectif 90–90–90. Nous ne pourrons pas mettre fin à l’épidémie du sida au 21e siècle si nous continuons d’utiliser des outils et des stratégies du 20e siècle.

La science et l’innovation développent leur plein potentiel uniquement lorsqu’elles sont mises entre les mains de la population.

Il ne nous reste plus que 13 mois pour atteindre l’objectif 90–90–90, nous avons encore fort à faire et tant de vies à sauver.

Aujourd’hui, j’appelle chaque ministre de la Santé, chaque programme national contre le sida, chaque organisation communautaire à faire preuve d’audace et à ne plus attendre pour passer à la vitesse supérieure. Amenons la science, l’innovation et la technologie à apporter leur contribution aux personnes.

Les organisations communautaires indépendantes demandent des comptes

Quatrièmement, les organisations communautaires sont au cœur du rapport de l’ONUSIDA publié lors de la Journée mondiale de lutte contre le sida.

Vendredi dernier, j’ai visité la clinique Block X de Tshwane et j’ai rencontré des personnes exceptionnelles vivant avec le VIH. J’ai découvert le projet Ritshizde qui rassemble cinq organisations majeures de personnes vivant avec le VIH sous la férule de l’association sud-africaine Treatment Action Campaign. J’ai vu la manière dont il pousse les communautés à demander des comptes. Il invite les personnes vivant avec le VIH à contrôler les services auxquels elles ont accès, lutter pour changer la forme des services fournis et placer les officiels, ainsi que les fournisseurs de services devant leurs responsabilités.

Nous pouvons dépenser des milliards de dollars ou de rands pour construire de superbes cliniques afin de distribuer des millions de médicaments. Mais nous n’arriverons vraiment à faire une différence pour les personnes que si nous donnons la possibilité aux organisations communautaires à la base de la société de placer les fournisseurs de services devant leurs responsabilités et de dévoiler les injustices.

Ici, en Afrique du Sud, j’ai entendu parler de l’Operation Sukhuma Sakhe. Ils’agit d’un modèle de développement communautaire au KwaZulu-Natal qui place les communautés au centre du développement. Il s’agit d’une approche intégrée pour autonomiser les communautés, prendre en compte les forces traversant la société, ainsi que lutter contre la pauvreté et les inégalités. Je salue la décision de Monsieur le Ministre de la Santé, Zweli Mkhize, pour avoir lancé ce programme alors qu’il était Premier du KwaZulu-Natal.

Financer la fin du sida

Pour finir, nous n’arriverons pas à mettre fin au sida sans les ressources pour tenir la distance.

Nous saluons l’engagement du gouvernement sud-africain pour financer la lutte contre le VIH à hauteur de près de 2 milliards de dollars par an à partir de ressources publiques nationales. L’Afrique du Sud est pionnière dans les investissements en faveur de la lutte contre le sida. J’invite tous les gouvernements à suivre son exemple.

L’Afrique, la région la plus touchée par l’épidémie, est toutefois confrontée à des défis économiques importants qui mettent en danger sa capacité d’investissement dans les soins de santé pour tous ses habitants.

Quatre problèmes sont ici à prendre en compte.

Le premier est l’évasion fiscale. Des milliards de dollars de bénéfices quittent l’Afrique vers des paradis fiscaux offshore ce qui réduit la capacité des gouvernements africains à investir dans le domaine de la santé et d’autres projets de développements prioritaires et vitaux.

Aucun gouvernement ne peut résoudre à lui seul le problème de l’évasion fiscale des entreprises. Les pays d’Afrique, les grands perdants, doivent exiger une action concertée, internationale et rapide. La procédure BEPS 2.0 encouragée par le Groupe des 20 et jouissant de l’assistance technique de l’Organisation de coopération et de développement économiques est un pas dans la bonne direction.

Le second problème est la stagnation frustrante, voire le recul, de la mobilisation des ressources nationales dans toute l’Afrique. Malgré une décennie d’embellie économique, les réformes fiscales progressistes qui auraient pu permettre d’allouer des enveloppes plus importantes aux investissements sociaux n’ont pas vu le jour. Les pays africains ne disposent pas des systèmes pour récolter les impôts et les taxes des investissements privés, en particulier ceux des entreprises internationales. Ils n’arrivent pas à obtenir les ressources dont ils ont besoin.

Le troisième problème est la dette. Entre 2008 et 2017, les impôts collectés par rapport au produit intérieur brut ont reculé (de 20 % à 18 %), alors que la masse de la dette a augmenté de 10 % par an. Alors que les emprunts ont permis jusqu’à présent aux économies africaines de prospérer, ils sont devenus un problème majeur.

La moitié des pays à faible revenu en Afrique sont déjà en situation de surendettement ou à la limite. Le remboursement de la dette ronge aujourd’hui les budgets publics, ce qui menace ce qui nous est le plus cher : les investissements de santé publique, notamment la riposte au sida.

Deux exemples. Au cours des trois dernières années (entre 2015 et 2018), les dépenses de santé au Kenya ont chuté de 9 %, alors que le service de la dette a augmenté de 176 %. En Zambie, les chiffres sont encore plus édifiants : les dépenses de santé ont baissé de près de 30 % et le service de la dette a cru de 790 %.

L’Afrique est entrée dans une nouvelle crise de la dette.

Les personnes vulnérables, dont celles vivant avec le VIH, ne doivent pas payer les pots cassés. L’ONUSIDA va collaborer avec les pays africains en vue de trouver des solutions pour sortir de cette situation tout en protégeant et en augmentant les investissements dans les soins de santé universels, y compris dans la riposte au sida.

Le cinquième et dernier problème touche à la responsabilité partagée pour mettre fin au sida. Chers partenaires et donateurs rassemblés ici aujourd’hui, je vous prie de ne pas relâcher vos efforts en cette période difficile. La part de l’aide allouée à la santé publique a stagné ces dernières années. Il faut renverser la vapeur.

Sur une note plus positive, le mois dernier, dans le cadre de la reconstitution du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (Fonds mondial), les dons de gouvernements et de fondations ont atteint un niveau historique en réponse à l’appel du président français, Emmanuel Macron. Cela prouve bien que la solidarité internationale existe encore. Elle n’a jamais été aussi forte.

Nous ne pouvons pas permettre que les plus démunis et les plus vulnérables payent de leur vie.

J’appelle tous les donateurs, les partenaires de développement, les fondations et le secteur privé à aller encore plus loin. Même avec la reconstitution du Fonds mondial et le soutien incroyable apporté par le Plan d’urgence du Président des États-Unis pour la lutte contre le sida, il nous reste à combler le manque toujours croissant d’investissements nécessaires pour mettre fin une bonne fois pour toutes au sida.

Conclusion

Chers camarades, nous pouvons battre le sida si nous concentrons notre action, intensifions et accélérons notre travail pour atteindre l’objectif 2030.

Nous devons faire reculer le patriarcat, autonomiser les femmes et les filles, et éradiquer les violences à leur encontre.

Nous devons lutter contre la stigmatisation, la discrimination et la criminalisation, et garantir les droits de l’homme à tous les groupes marginalisés.

Nous devons investir dans davantage d’innovations scientifiques touchant à la prévention, au dépistage, au traitement et aux soins, mais aussi autonomiser les organisations communautaires afin qu’elles prennent les rênes de la riposte sur le terrain. Nous devons trouver des solutions nationales pour assurer la pérennité du financement des ripostes au sida. Nous pouvons réussir tout cela. Nous disposons d’une incroyable feuille de route pour réussir !

Et si nous réussissons, nous ne mettrons pas uniquement fin au sida. Nous obtiendrons aussi des sociétés plus justes, plus égalitaires et dont les membres seront en meilleure santé.

Nous aurons instauré des sociétés reposant sur l’égalité des sexes et la justice pour tous.

Nous vivrons des existences où chacun est apprécié à sa juste valeur et peut jouir de ses droits, et où personne n’est oublié.

C’est le message que j’envoie pour la Journée mondiale de lutte contre le sida. C’est le message du Programme de développement durable à l’horizon 2030.

Le monde n’a plus qu’un an et un mois pour atteindre les objectifs 2020.

Le monde n’a plus que 11 ans pour tenir sa promesse de mettre fin à l’épidémie de sida et pour réaliser les Objectifs de développement durable.

Nous n’avons pas une seconde à perdre. Nous pouvons y arriver.